By Igor Masyukov – Fragrantica.com – 11 July 2019
Au cours de sa longue carrière, Nathalie Feisthauer a créé de nombreux succès qu’ils soient grand public ou de niche: Hermès Eau des Merveilles, Aedes de Venustas Pélargonium, Amouage Honor Man, Etat Libre d’Orange Putain des Palaces, sans oublier une série de fragrances pour Comme des Garçons, dont Blue Cedrat.
Pour cette interview, Nathalie se livre sans fard sur ses débuts dans le métier de parfumeur, son expérience au sein de grandes compagnies telles que Givaudan ou Symrise (l’influence des tests consommateurs, les régulations de l’IFRA, les ressources limitées de certains ingrédients) et, bien sûr, la liberté créative du parfumeur indépendant.
IGOR MASYUKOV: Nathalie, j’aimerais que tu m’expliques quelque chose. Dans le paysage actuel de la niche, où presque tous les parfums se veulent mixte, MDCI vient de lancer The Paintings Collection, une gamme de trois parfums pour homme, pour laquelle tu en as signé deux (L’Homme aux Gants, Cuir Cavallier) que je trouve parfaitement unisexes. Comment l’expliques tu?
NATHALIE FEISTHAUER: Claude Marchal, le fondateur de MDCI, a eu l’idée simple et incroyable de s’inspirer de peintures de Maîtres Anciens. La première série s’articule donc autour de portraits d’hommes. Mes deux créations se devaient donc d’être masculins par essence. Il y aura une seconde série de fragrances dédiées aux femmes qui sera, de fait, plus féminine. Mais je comprends ton point de vue, ces deux parfums peuvent très bien convenir à une femme. Je ne dirais pas qu’ils sont exclusivement réservés aux hommes. C’est très subjectif. L’Homme aux Gants et Cuir Cavalier sont tous deux épicés et boisés et peuvent très bien se prêter aux goûts de la gente féminine.
Et l’inverse fonctionne aussi, à l’image d’ Opium, que beaucoup d’hommes aiment porter. Pour moi, c’est un parfum très féminin, un parfum de séduction. Mais il peut très bien passer sur la peau d’un homme, il n’y a pas de règles.
IGOR: Et quelles sont les parfums que vous aimez porter?
NATHALIE: Opium. J’ai une histoire avec ce parfum. Lorsque j’avais 16 ans, j’étais encore très garçonne. Les robes, les trucs de filles, ça n’était pas trop mon truc. Puis j’ai quitté Paris pour Strasbourg. Un jour que j’entrais dans une parfumerie, j’essaie Opium…. Une révélation à part entière.
Je n’en revenais pas. Alors que je venais d’une ville aux frontières de l’Allemagne aux antipodes du chic parisien, je succombais au charme d’un parfum ultra sophistiqué! C’est ainsi que j’ai commencé à collectionner tous les échantillons que je trouvais et que je suis tombée amoureuse de l’univers du parfum, malgré mon jeune âge.
A cette époque, nous n’avions pas internet ou de magazines spécialisés, mais dès lors, j’ai su que je voulais travailler dans ce domaine. Je rêvais d’être l’assistante de Monsieur Saint-Laurent ou de Mr Cacharel, parce que j’imaginais qu’ils créaient eux-même leurs parfums. Donc j’ai écrit aux marques que j’ai trouvées, pour leur dire que je souhaitais travailler pour elles. Toutes me répondirent à peu près la même chose “Nous ne produisons pas nous-même nos fragrances, mais nous nous adressons à des compagnies telles que Robertet, Roure, Firmenich ….”. L’industrie était encore plus secrète que maintenant et je ne savais rien d’elle. J’ai donc écrit à ces sociétés de production mais elles me répondaient qu’elles n’avaient pas d’école intégrées ou que celles-ci étaient déja complètes en termes d’inscription. Mais un jour, j’ai reçu un appel d’un homme me disant “J’ai adoré votre lettre, ça change de ce que je lis d’habitude, votre enthousiasme est si rafraîchissant! Pourriez-vous venir à Paris pour un entretien? “ “Oui, bien sûr”. Il m’a ensuite demandé quel était mon parfum préféré et je lui ai répondu “Opium”. “Mais c’est moi qui l’ait composé!” me dit-il, et il raccrocha.
IGOR: Mais vous parliez à Jean-Louis Sieuzac!
Jean Louis Sieuzac et Opium, l’un de ses plus grands succès
NATHALIE: Mais oui!! Mon père me dit “Cet homme est trop direct, il te ment, ça ne peut pas être vrai”. Parce que pour moi cet homme, c’était comme Michael Jackson. Comme une star! Mais c’était vrai. Je suis allée à Paris et mes arguments lui ont plu. Il a parié qu’il pourrait me faire intégrer la société pour laquelle il travaillait. A l’époque, la plupart des parfumeurs avaient de la famille dans le métier. Jean-Louis voulait trouver quelqu’un qui ne connaisse personne, qui soit totalement étranger au milieu de la parfumerie, si secret. J’étais l’une des premières à avoir cette chance. C’est ainsi que j’ai intégré la société Roure Bertrand Dupont, aujourd’hui devenue Givaudan.
Des personnes telles que Ropion, Almairac, Flechier, Polge, ou Becker venaient tous de cette école. On parle aujourd’hui beaucoup de l’ISIPCA ou de l’ESP, mais à l’époque il fallait pouvoir intégrer ce type d’école pour devenir parfumeur et travailler.
IGOR: J’ai entendu beaucoup de choses au sujet de l’ISIPCA. La création de parfum étant proche de l’artisanat, il est à mon sens plus bénéfique d’étudier au sein d’une société de production où prennent vie de véritables projets, à l’image de l’Ecole Givaudan. Versailles, où se situe l’ISIPCA, est trop loin, géographiquement, des affaires.
NATHALIE: L’ISIPCA est une bonne école et l’ESP, qui se situe à Paris l’est également. Les deux proposent tout l’ensiegnement nécessaire aux personnes désireuses d’entrer dans l’industrie. Mais pour devenir parfumeur, la véritableformation commence après l’école, lorsque vous intégrez un laboratoire ou une société de production, pour y travailler sur de vrais projets. C’est vraiment là que l’on fait ses gammes, à mon sens.
Nathalie à l’âge de 16 ans, en famille
IGOR: Quel âge aviez-vous lorsque vous avez intégré l’école de parfumerie de Roure?
NATHALIE: J’avais 18 ans, c’était en 1983.
IGOR: Et, évidemment, vous n’aviez aucune connaissance en chimie?
NATHALIE: Non, pas la moindre. Mais ça n’était pas important à cette époque. Tout le monde vous le dira, vous n’avez pas besoin d’être chimiste pour devenir parfumeur. Prenez l’exemple de Jean-Claude Ellena, d’Olivier Cresp, ou de Jacques Cavallier, ils ont quitté l’école à 15 ou 16 ans, ils n’avaient aucune notion de chimie et pourtant ils ont créé de véritables chef-d’oeuvres qui ont marqué la parfumerie. La création, ce n’est pas de la chimie.
IGOR: Quelles qualités, quelles connaissances sont essentielles pour devenir parfumeur selon vous?
NATHALIE: De nos jours, il est essentiel de pouvoir expliquer son travail, sa démarche créative. La communication prime sur les connaissances en chimie. Il faut savoir, de temps à autre, parler à ses partenaires comme le ferait un businessman, parce qu’il est souvent question de marché et d’argent. Mais il faut aussi et surtout beaucoup de passion. Et être en outre suffisamment courageux et curieux pour ouvrir de nouvelles portes. Il vous faut aimer votre produit, même s’il s’agit du projet de votre client et non du vôtre.
IGOR: Revenons à vos premières amours, Opium. Quelle version préférez-vous? Et que pensez-vous du flanker actuel Black Opium? (sourires)
NATHALIE: J’aime toutes les versions de l’original. C’est mon parfum fétiche. Black Opium, c’est une autre histoire, un accord plus jeune, plaisant mais commercial qui n’a de commun avec son aîné que le nom.
IGOR: J’ai échangé avec des personnes de la maison YSL, ils considèrent ce flanker comme un véritable succès, devenu très populaire aujourd’hui. Faut-il en déduire que la majorité des gens ont mauvais goût?
NATHALIE: C’est populaire justement parce que c’est très commercial. Si vous voulez créer un parfum dédié aux experts ou aux bloguers, vous ne gagnerez rien malheureusement. La finalité, c’est que le parfum soit porté. On ne peut pas aller contre ça….
IGOR: Et ils créent encore des flankers deBlack Opium…
NATHALIE: C’est terrible, cette loi des flankers. Même moi, je m’y perds, on ne peut plus suivre le rythme. L’autre jour, on m’a demandé de créer quelque chose dans l’esprit de La Nuit de l’Homme, et je ne savais même plus de quelle fragrance il s’agissait précisément. J’ai donc dû chercher sur Fragrantica et j’y ai trouvé pas moins de 15 versions de La Nuit de l’Homme! Frozen, Électrique, Night, Super Night… Night Moon, Moon Night. A vous rendre fou! Et même s’il y en a une qui sort du lot, il y a fort à parier qu’elle disparaisse vite du marché!
IGOR: Est-il encore possible de créer de grands parfums tels qu’Opium aujourd’hui?
NATHALIE: C’est une question intéressante. Ne serait-ce qu’en raison des régulations de l’IFRA. La palette du parfumeur change sans cesse, c’est devenu très difficile de pouvoir reproduire la même formule d’un parfum sur le long terme. Bien sûr qu’Opium a changé, par cycle de 8 ans je pense. La formule a changé encore et encore. C’est presque une autre fragrance aujourd’hui. Heureusement, l’un des grands pontes d’YSL a appelé le créateur de la formule originale, Jean-Louis Sieuzac, pour lui demander de revenir chez Givaudan pour un mois afin de réajuster la formule afin qu’elle soit à la fois IFRA et le plus proche possible de l’original. Et il a eu raison, la version sur le marché actuelle est bien meilleure que celle de ces dernières années.
IGOR: Dans toutes les concentrations?
NATHALIE: Oui, absolument.
IGOR: Et vous, quelles sont les concentrations que vous préférez travailler?
NATHALIE: Cela dépend des projets. Dans mon laboratoire, je travaille le plus souvent sur des concentrations à 15%. C’est un choix qui équilibre bien le parfum je trouve, mais je peux procéder ensuite à des ajustements si besoin, selon les retours de mes clients.
Les concentrations élevées ne sont pas toujours préférables. Chaque parfum a sa concentration qui lui convient le mieux, c’est très variable d’une formule à l’autre. L’alcool est nécessaire à la composition d’un parfum, comme une sorte de fuel en quelque sorte. Donc si vous allez au-delà de 40% de concentration, les notes de tête seront très sourdes voire indécelables. Vous entrerez directement en coeur et en fond, l’ensemble sera trop lourd, sans volume, et ne respirera pas. Donc ce n’est pas toujours très pertinent d’aller sur de trop fortes concentrations.
IGOR: Lorsqu’on achète la concentration la plus élevée, on a la sensation d’acquérir la version la plus luxueuse d’un parfum, qu’une seule goutte suffira à nous parfumer toute la journée durant.
NATHALIE: L’extrait est certes l’expression la plus luxueuse du parfum, et ce encore aujourd’hui.
IGOR: Un autre point, l’opulence des parfums d’antan! Ils étaient tenaces et capiteux (sans être agressifs comme le sont les bois ambrés surdosés aujourd’hui). Qu’est ce qui cloche avec les créations actuelles?
NATHALIE: Qu’est-ce qui cloche? L’omniprésence des tests consommateurs. Poison est un bon exemple.Lorsque Dior l’a lancé, il n’y avait pas de tests consommateurs. Seul un petit groupe de 10 personnes s’est réuni, et Poison est arrivé dernier! Mais ceux qui décidaient chez Dior l’ont choisi parce qu’ils voulaient précisément quelque chose de différent, en rupture avec la tendance. “C’est peut-être trop tôt pour le public, mais nous prenons le risque de proposer un parfum au caractère affirmé!” Et ils l’ont lancé avec le succès que l’on connaît. Ce serait impossible aujourd’hui!
J’ai vécu une expérience assez similaire avec Ralf Schwieger lors du lancement de l’Eau des Merveilles pour Hermès. Une sorte “d’objet non identifié”, qui ne ressemblait à rien d’autre. C’était une chance de pouvoir travailler sur un tel projet et d’imaginer quelque chose de totalement novateur. Et c’est en partie grâce aux équipes d’Hermès, qui ont préféré l’audace à la sécurité.
J’ai travaillé pour de grandes compagnies, d’abord Givaudan puis Symrise, pendant 24 ans. J’ai affronté beaucoup de tests consommateurs. La finalité n’était pas artistique mais de créer des parfums qui ne déplaisent à personne. Les consommateurs voient un joli flacon, une publicité alléchante, avec une histoire qui leur parle, et cela suffit pour les convaincre à 80% d’acheter le parfum. C’est seulement lorsqu’ils l’essaient qu’ils se disent “Oh, c’est difficile à porter, c’est trop sombre, trop ceci, qu’ils rebroussent chemin. Mais ils n’ont pas besoin d’être sous le charme pour craquer, il suffit juste que le parfum ne les dérange pas, qu’il soit accessible, facile à porter. Vous voyez la différence?
Poison, Giorgio, Opium, Eau des Merveilles, Light Blue, Angel, et tant d’autres… Ce ne sont pas de “bons testeurs”, mais pourtant, si vous les aimez, vous les aimez pour la vie.
IGOR: Comme Opium pour toi. Comment travailles-tu avec tes clients de la parfumerie de niche? Il n’y a pas de tests consommateurs. Quels sont les critères décisifs?
NATHALIE: La niche m’intéresse car elle privilégie une approche créative. Mon rôle est d’abord d’écouter la vision du créateur de la marque, pour interpréter ses envies avec mon savoir-faire technique et ma sensibilité. En m’approchant au plus près de ce qu’il souhaite. Pour ce qui est des matières, il y en a bien sûr certaines que je n’aime pas et que j’ai tendance à éviter lorsque c’est possible. A l’image du dihydromyrcenol, du linalol, que je trouve “cheap”. Ainsi, lorsque l’on me questionne sur mon style, je réponds qu’il ne s’agit pas des ingrédients que je choisis, mais plutôt de ceux que je n’utilise pas. Lorsque je formule, j’ai plutôt tendance à supprimer qu’à rajouter.
IGOR: Vous préférez des formules simples, concises, dans l’esprit de celles de Michel Almairac…?
NATHALIE: Ou de Jean-Claude Ellena oui. En fait, chaque année, mes formules sont de plus en plus courtes. Pourtant lorsque vous essayez un de mes parfums, il n’est pas dépourvu de complexité pour autant.
Nathalie Feisthauer avec son ami Jean-Claude Ellena
IGOR: C’est ce qu’on appelle le professionnalisme. Où vous approvisionnez-vous ?
NATHALIE: Je travaille avec une société de production de matières premières basées à Grasse, qui sont à mes yeux les meilleurs fournisseurs et qui travaillent avec passion. C’est vraiment très différent de travailler en indépendant ou pour une grande compagnie. Lorsque vous êtes au sein d’une grande maison de production, vous avez un catalogue d’ingrédients que l’on appelle le CARDEX. Vous devez vous assurer que les ingrédients que vous choisissez sont disponibles à Paris, New York, San Francisco, Shanghai, Tokyo… Donc, vous imaginez le volume nécessaire de production de ces matières à travers le monde. Entre les lignes, si vous travaillez sur d’importants projets pour des sociétés telles que Givaudan, vous ne pouvez pas choisir des ingrédients rares ou luxueux tels que l’absolue de champaca par exemple. Ce qui limite forcément la créativité du parfumeur. Nous avons la chance de travailler avec une belle maison à Grasse qui propose des qualités de matières incroyables, mais c’est en partie parce qu’il s’agit de plus petites productions.
Et c’est là où réside l’art. La liberté.
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