Nathalie Feisthauer – L’Esthète

Par Alexandre Helwani – The Perfume Chronicles. September 22, 2018

Suite à son intervention lors d’une superbe conférence sur Les Nez Féminins à La Place, un concept-store récemment inauguré Rue Française et lancé par Virginie Roux, mi galerie-mi boutique et laissant la part belle au partage autour des arts et des parfums quelles que soient leurs formes ; nous avons décidé de partager avec vous notre Entretien avec Nathalie Feisthauer. Vous ne vous connaissez peut-être pas son nom mais c’est elle qui est derrière de beaux succès de la parfumerie tels que Eau des Merveilles pour Hermès (en collaboration avec Ralph Schwieger), Putain des Palaces pour État Libre d’Orange, Pelargonium pour Aedes de Venustas et, plus récemment, c’est elle qui a signé toute la collection de parfums de Sous Le Manteau. Après avoir passé 30 ans dans des groupes prestigieux comme Symrise ou Givaudan, Nathalie Feisthauer décida de fonder son propre atelier : Lab-Scent. C’est en portant Pelargonium et après avoir découvert ses créations pour SLM que nous avons ressenti le besoin d’aller lui poser quelques questions. Ce à quoi elle a, très aimablement, consenti…

Alexandre Helwani – Nathalie Feisthauer, bonjour. Après avoir passé près de 30 ans chez Symrise et Givaudan, pourquoi avoir fait le choix de fonder un laboratoire et surtout, pourquoi un laboratoire plutôt qu’une maison ?

Nathalie Feisthauer – Parce que ça n’a rien à voir. Fonder une maison ça voudrait dire s’y connaître en marketing, en distribution, s’y connaître en flacons, en sites et je considère que chaque métier est un métier. Repasser est un métier, servir un café est un métier, faire des parfums est un métier. Il ne s’agit pas juste de dire « Bonjour, j’aime les fleurs », c’est plein d’autres choses sans compter l’aspect technique et l‘expérience qu’il y a derrière. Je pense que j’aurais du mal à faire ce que je fais actuellement si je n’avais pas eu mes 35 ans de parfumerie qui m’ont donné des bases solides. Je ne dis pas que je ne le ferai jamais, mais pour moi ça n’a rien à voir.

A.H. – Vous préférez l’aspect créatif donc.

 

N.F. – Oui, ce qui m’intéresse c’est de parler avec des gens qui ont des univers créatifs spéciaux. Je propose mais à aucun moment je ne dirais : il faut plutôt aller comme ça. C’est une vraie collaboration à deux. Ce qui m’intéresse c’est d’écouter des histoires et j’aime bien être nourrie. Là où ça devient compliqué c’est quand les gens ne me nourrissent pas, ce qui arrive aussi. Ce que je trouve justement intéressant dans la niche, c’est qu’il ne s’agit pas juste de choisir une belle matière première mais  plutôt de raconter une histoire avec un parfum en étant en phase avec un créateur, et c’est d’ailleurs comme ça qu’on a les plus beaux succès.

 

A.H. – C’est donc la recherche de ces histoires qui guide votre processus créatif ?

 

N.F. – Complètement. Depuis que je suis indépendante, c’était un peu un challenge personnel de montrer ce qui me tenait à cœur, maintenant je peux décider de tout et le nombre de retours positifs que j’ai pu avoir sur des soumissions que j’ai données me conforte dans mon choix. C’est très agréable de travailler pour soi, de ne pas chercher à FAIRE des choses. C’est quand même important d’avoir un sens. On pense toujours que les parfumeurs décident, non on ne décide pas. C’est quand même un métier qui devrait avoir beaucoup de sens, qui a eu beaucoup de sens et maintenant je retrouve cette sensation.

 

A.H. – Vous parlez très justement de sens. D’après vous, comment pourrait-on résumer la vocation d’un parfumeur aujourd’hui, dans une société désincarnée et compte tenu de ce que vous venez de dire, comment vivez-vous votre vocation ?

N.F. – J’ai vraiment l’impression aujourd’hui d’être parfumeur comme on pouvait l’être il y a longtemps et c’est rare puisque c’est devenu quelque chose de vraiment industriel et formaté et c’est assez difficile de trouver ce bon endroit de la vocation. J’ai régulièrement des stagiaires et je leur dis : « votre métier ce n’est plus le même que le mien ». Quand j’ai commencé, la chromato n’existait pas, on faisait vraiment des accords à partir de rien alors qu’aujourd’hui un parfumeur qui a accès à plein de chromatos peut faire beaucoup de choses. Le métier a beaucoup changé, ces dernières années, on travaille plutôt pour des banques de données, on crée des parfums qui mettent cinq ou six ans à sortir à cause de tous les tests consommateurs et de l’hésitation des décideurs et au final, on ne sait même pas qui va les utiliser. Sans compter que les groupes ne proposent pas forcément d’histoires très créatives. Vient un moment où c’est assez compliqué d’être excité. Et c’est d’ailleurs aussi pour cela que je suis partie. Si vous voulez, j’ai toujours aimé le côté irrationnel de ce métier mais l’irrationnel d’aujourd’hui ne l’est plus vraiment pour les bonnes raisons.

 

A.H. – Pouvez-vous creuser sur cet irrationnel de la création ?

 

N.F. – Je pense au nombre de projets qui devaient être des succès et qui sont devenus des non-évènements alors qu’on avait bossé comme des fous dessus. J’ai vu Frédéric Taddei qui disait « Ce n’est pas parce qu’une émission a des audiences qu’elle est bonne » et c’est pareil pour le parfum. Il y a une subtilité dans le parfum et c’est ça qui est irrationnel.

 

A.H. – Vous parliez plus tôt d’un manque d’excitation. Vous avez donc traversé des moments difficiles dans votre carrière ?

 

N.F. – Oui, il y en a toujours. Parfois il y a des moments où on ronronne. Effectivement, il y a des moments de lassitude. On ne réinvente pas forcément le monde tous les jours, et il y a des jours où on créera de nouvelles choses mais c’est inconscient – on ne se fixe pas l’objectif de créer des accords révolutionnaires.

 

A.H. – Parlant de révolutions, vous est-il parfois arrivé d’avoir des épiphanies surgies d’une expérience personnelle ?

 

N.F. – Oui. Je cuisine beaucoup par exemple, et il y a des façons de cuisiner, des ingrédients qui m’ont inspirée ou des fleurs lors de certains voyages. Tout cela reste une nourriture inconsciente.

 

A.H. – Être parfumeur, c’est donc avoir le goût des belles et bonnes choses ?

 

N.F. – Je ne sais pas si c’est l’œuf ou la poule mais en tout cas, pour continuer le parallèle avec la cuisine, j’ai du mal avec les produits de mauvaise qualité quand je cuisine. De même, dans le parfum, j’ai du mal avec les ingrédients de mauvaise qualité. Je préfère les choses simples et bonnes.

 

A.H. – On remarque ça dans votre travail, vous semblez guidée par un amour des belles matières premières…

 

N.F. – Oui. Dans mes formules, je ne mets pas de notes fruitées, je ne mets pas de linalool. Ce sont des choses que tout le monde met en quantité mais pour moi, c’est la vulgarité incarnée. Tout en sachant que 90% des parfums en ont. Mes formules n’ont pas ça, j’ai d’ailleurs très peu d’ingrédients en général, chaque chose est à sa place. Je n’ai pas de formules à 70 produits, je n’en ai pas 15 non plus, mais je reste à l’essentiel.

 

A.H. – Beaux ingrédients donc. On peut se poser votre question de votre rapport au naturel ?

 

N.F. – J’adore le naturel mais je ne cherche que ce qui me sert à quelque chose, qu’il s’agisse de l’hedione HC ou de la lavande. Evidemment que c’est un plaisir infini de travailler avec de beaux naturels et il y a quelques projets sur lesquels je n’ai réellement aucune limite de prix mais ce genre de projets est rarissime et c’est vrai que je me suis heurtée à certains problèmes techniques parce que j’avais beaucoup de naturel. On oublie souvent que la parfumerie a commencé avec le synthétique. Notre métier c’est apprendre à utiliser des choses qui ne sentent pas forcément bon et en fait, la parfumerie ce n’est pas faire que des choses jolies, mais c’est aussi savoir utiliser certains ingrédients qui sentent fort de prime abord.

 

A.H. – Cet équilibre de créer du beau et du laid, n’est-ce pas un peu la marque de la niche ?

 

N.F. – Ce qui est délicat dans la niche c’est que le parfum doit tout de même être beau et portable, ce qui pose une limite à la création pure. Personne ne veut porter un parfum qui pue. On peut faire un tableau d’une boucherie mais en parfumerie les limitations sont différentes. On n’en est pas à faire des parfums qui crient le malheur.

 

A.H. – Il y a eu des essais…

 

N.F. – Oui et à la fin, ça restait d’ailleurs bizarrement beau.

 

A.H. – L’étrangeté ou peut-être la surprise, peut-on dire que c’est votre patte ? Avouons que vous avez une remarquable capacité à passer d’un univers à un autre, tout en gardant votre signature.

 

N.F. – J’avais fait une collection de douze notes pour Aedes de Venustas : des nérolis, des cuirs, et tous à la patte Aedes, avec de l’encens etc. Et en les sentant ils disaient : « C’est dingue parce que naturellement ton style c’est ça » alors que non, c’est que j’intégrais leur style. Malgré cela, je pense tout de même avoir un style.

 

A.H. – Vous pourriez le définir ?

 

N.F. – Oui, par des négations.

 

A.H. – On est en pleine voie apophatique !

 

N.F. – Disons que, quand les gens viennent me voir, ils viennent pour une expertise certes mais aussi pour une esthétique et un point de vue. Cela dit, j’essaie de mettre cette expertise au service de leur histoire – tout en sachant qu’ils veulent aussi une partie de ma signature. C’est un équilibre. Un parfumeur pour lequel j’ai une admiration sans limites est Jean Claude Ellena, il a un style très reconnaissable. Si on va chez Ellena c’est aussi pour avoir du Ellena mais tous les parfumeurs n’ont pas une signature. J’en ai certainement une qui d’ailleurs, se rapprocherait d’un Ellena.

 

A.H. – Dans quel sens ?

 

N.F. – Quand je vois ses formules, elles sont très simples, chaque chose est à sa place. Attention, je n’ai pas ses formules, mais je sens qu’il y a des choix, des précisions. Terre d’Hermès par exemple est une vraie réussite parce qu’il n’y a pas toutes ces choses qui ne servent à rien, qui ne mettent que du sucre – mais en même temps qui plaisent et qui testent. Jean Claude, c’est une écriture. Il choisit et surtout il élimine. C’est son style.

 

A.H. – Permettez une parenthèse sur Jean-Claude Ellena, puisque vous dites vous en rapprocher. Il faut dire que son travail est très proche du haïku, par sa précision et sa fluidité interne. C’est aussi ce qui vous guide ?

 

N.F. – Oui, mais il y a aussi beaucoup d’autres parfumeurs que j’admire. Annick Menardo [Bois d’Argent – Maison Christian Dior ; Body Kouros – YSL] qui est un génie, ne cherche pas à plaire. Sophia Grojsman [Trésor – Lancôme ; Jaipur – Boucheron ; Outrageous – Éditions de Parfums Frédéric Malle] était la reine de l’accord qui diffuse. Il y a des gens qui ont marqué plus que d’autres. Tous les parfums ne sont pas des œuvres d’art, c’est là aussi où ça se rapproche de l’artisanat mais il y a des gens qui se démarquent. Vous savez, je démarre souvent d’une page blanche. Pour moi c est un moment de création, c’est prendre une page blanche et écrire un accord à partir de rien… c’est quelque chose que j’ai toujours fait, aimé faire et que peu de mes collègues faisaient. Ces accords, soit je ne m’en servais pas, soit ils allaient dans une forme a succès, soit je m’en servais 10 ans après. Mais c’est mes moments de créations…Cela dit je cherche une esthétique.

 

A.H. – Une précision, une esthétique, une recherche : est-ce cela, la signature Feisthauer ?

 

N.F. – Si je devais vraiment la définir, je dirais que je ne cherche pas à faire des compromis faciles. Il y a eu toute une période de la parfumerie où on cherchait à tout délaver, avec des accords très forts qu’on passait 70 fois à la machine pour qu’il n’y ait plus d’aspérités. Je n’aime pas ça. Je préfère quand il y a du relief, je cherche plus à créer du contraste. Pas du contraste pour créer du contraste non plus, mais je ne cherche pas à gommer les choses qui sortent du cadre. Je les accompagne sans chercher à les noyer dans un nuage. Je ne cherche pas à faire des choses faciles à aimer…mais il faut que ça soit joli à porter.

 

Propos recueillis par Alexandre Helwani. 

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