Par Ambre Gris
La cuisine des nez est partie d’un constat: la saveur des aliments, c’est en très grande partie une question de… nez.
Je peux en témoigner de première main, ayant souffert d’agueusie totale pendant six mois tout en gardant l’odorat intact. Et croyez-moi, voilà qui vous change radicalement la perception des choses… tout en permettant une série d’expériences amusantes, histoire de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Une pincée de sel directement sur la langue? Rien, nichts, nada. Par contre, même sans notion de sucré ni d’amertume, le chocolat reste essentiellement lui-même, son arôme, tout ce qui le rend identifiable, venant du nez (j’étais donc sauvée, et bénis conséquemment mon sort). Pour apprécier la bonne chère, l’odorat l’emporte, et de très loin, sur les seules papilles.
Consciente du fait, Sabine Chabbert, journaliste de la presse beauté et cosmétiques (Cosmétique News, Beyond Beauty) mais particulièrement amoureuse du parfum, a eu l’idée lumineuse de s’adresser aux virtuoses du cinquième sens pour leur demander à chacun de partager une recette de cuisine.
Vingt-sept parfumeurs ont répondu présent (…)
Et c’est donc officiel: les compositeurs de parfums sont bel et bien sortis de l’ombre. Qui aurait imaginé, il y a seulement dix ans, qu’on aurait pu leur consacrer un tel livre? D’autant qu’il ne se borne pas à leur tendre le micro pour leur demander une recette: La cuisine des nez est en fait un très curieux hybride, pour moitié livre de cuisine, mais pour l’autre… recueil de biographies de parfumeurs. Si chaque recette occupe deux pages, le parfumeur qui l’a confiée est présenté sur six. On y parle de leur rapport à la cuisine, certes, mais aussi de leur parcours dans le milieu, de leurs créations, et peut-être plus que jamais jusqu’ici, de leur intimité. Les nez se racontent, se révèlent, vision du métier, tranches de vie et anecdotes…. et pour les perfumistas de la première heure, qui se souviennent du temps où les créateurs de fragrances n’étaient que de mystérieuses figures enfermées dans les coulisses, c’est un vrai bonheur.
… Au fil des pages, les ténors du métier croisent les figures encore peu connues du grand public, comme le directeur olfactif/consultant Pierre Aulas (qui a travaillé sur Womanity de Mugler et lancé la marque Ego Facto), la si talentueuse Patricia de Nicolaï (fondatrice de la marque éponyme), et – coup de cœur personnel – la trop rare Nathalie Feisthauer, mère de mon bien-aimé Nuits Indiennes de Scherrer, que son portrait révèle tout à fait délicieuse.
…et les recettes, me demanderez-vous?
Si, comme la vaste majorité des amoureux de parfums, j’aime la bonne chère, passer derrière les fourneaux aurait en ce qui me concerne sa juste place dans l’un des cercles de l’enfer de Dante. Pour tout dire, laissée à moi-même, mes meilleurs alliés culinaires sont le micro-ondes et l’ouvre-boîtes… mais en pure gourmande, l’énoncé des “coquilles Saint-Jacques au thé fumé”, de la “salade d’artichauts à l’orange amère” ou du “dos de cabillaud au pain d’épice et safran” m’ont mis l’eau à la bouche, tout comme, dans un autre registre, le “dessert de Jeanne et Louise” (les filles de Sophie Labbé), mélange de chocolat noir, pralin, amandes, noisettes, Petits Lu et Michokos (!), qui m’a l’air parfaitement crapuleux.
Le bonus de 46 recettes en fin d’ouvrage, qui semblent fusionner nez et papilles dans un numéro de haute voltige encore plus poussé, serait même encore plus alléchant: gingembre, verveine, hibiscus, badiane, ylang-ylang viennent ponctuer les plats, pour des résultats aussi inattendus que le “velouté glacé de fenouil, chantilly de pastis au réglisse”, le “risotto en infusion de verveine” ou les “abricots rôtis au vétiver” et autres sorbets à la lavande…
Reste cette éternelle interrogation pour la mageirocophobe que je suis sur cette bizarrerie du genre: pourquoi diantre présenter sous la forme d’un “beau livre”, photos artistiques et reliure de luxe, un livre de recettes que j’imaginerais de facto condamné à être maculé de beurre, éclaboussé de sauces diverses, corné et recorné, bref, à souffrir mille morts à l’usage? Alors que justement, celui-ci est si beau, avec sa magnifique galerie de portraits en noir et blanc des parfumeurs signée Frédéric Huijbregts, qu’on n’aurait qu’une envie: le protéger des projections impies des casseroles pour le ranger soigneusement dans sa bibliothèque…
Sabine Chabbert, La cuisine des nez. Les recettes des grands créateurs de parfums, 2010, Éditions Terre Bleue, Paris (224 p., 39 EUR).