« L’indépendance redonne du sens au métier de parfumeur »

Sophie Normand,

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Le parfumeur Nathalie Feisthauer a décidément le vent en poupe ! Elle vient de remporter deux FIFI en Russie : une récompense pour le parfum Fluo_Ral de Nomenclature et le Prix du Parfumeur de l’Année. Son troisième FIFI, au total, depuis qu’elle a fondé son laboratoire indépendant, Lab Scent, voici quatre ans. L’occasion d’échanger sur son expérience et sa vision du marché.

Premium Beauty News – Vous avez travaillé pour de grandes maisons de composition avant de devenir indépendante ?

Nathalie Feisthauer – Oui, durant 30 ans. J’ai fait mes gammes à l’École de Roure (de 1983 à 1986), avant d’intégrer Givaudan où je suis restée 24 ans, dont quatre à New York. Puis j’ai rejoint Symrise. J’ai eu la chance de découvrir la création à une époque très différente et de rencontrer des personnalités passionnantes, au sein des équipes ou des marques. C’était l’époque des vrais briefs, des vrais parti-pris.

Premium Beauty News – Pourquoi était-ce si différent ?

Nathalie Feisthauer – Il serait aujourd’hui impossible de lancer un Poison de Dior, par exemple. Les interlocuteurs au sein des marques ont principalement une approche marketing. Et puis, pour alléger la responsabilité d’un lancement, on travaille dorénavant en équipe de dix personnes, sur l’élaboration d’une fragrance avant qu’elle ne soit testée. On ne cherche pas la meilleure, mais celle qui ne déplaira à personne. On travaille pendant deux ans sur un accord audacieux qu’on passe ensuite deux ans à lisser. C’est très frustrant. Cette démarche laisse peu de place à la création artistique. Le parfum est devenu un produit comme un autre.

Premium Beauty News – D’où l’envie de quitter ce système ?

Nathalie Feisthauer – Oui. Du jour au lendemain, je n’ai plus supporté ce contexte, qui se ressent d’un point de vue commercial : on programme des best-sellers qui ne se vendent pas, à la durée de vie limitée. D’ailleurs, à l’exception de J’adore de Dior, les grands succès passent rarement les tests consommateurs, à l’image de Coco Mademoiselle, Angel, Light Blue, Terre d’Hermès… Le système est devenu absurde. J’ai donc voulu retrouver du sens en fondant mon laboratoire. La question n’est pas tant de créer un parfum original ou commercial, mais de suivre un projet dans son intégralité.

Premium Beauty News – Avez-vous trouvé un nouveau souffle dans la parfumerie de niche ?

Nathalie Feisthauer – Oui. Un peu comme un chef désabusé qui décide d’ouvrir sa petite auberge pour renouer avec de beaux produits et des gens qui les apprécient. J’ai aussi redécouvert des aspects du métier qui me plaisent, en retrouvant le contact direct avec le client. Lorsque je travaillais en grande maison de composition, au début, j’échangeais avec les clients, même si les relations étaient menées avec des commerciaux. Avec le temps, mon rôle s’est cantonné à la formulation d’accords que je ne présentais plus en rendez-vous. Aujourd’hui, ce sont les évaluateurs qui choisissent les essais à proposer aux marques, piochant parfois dans d’anciens projets qui ne colleront pas forcément au brief. Vous n’avez donc plus le loisir de choisir ni de raconter votre démarche créative. C’est, une fois de plus, très frustrant. Heureusement, en tant qu’indépendante, j’ai découvert la liberté très appréciable de choisir les accords que je propose.

Premium Beauty News – À quoi ressemble votre clientèle aujourd’hui ?

Nathalie Feisthauer – Je travaille avec les pays du Golfe, surtout les Émirats Arabes Unis, mais aussi avec la Russie, les États-Unis et beaucoup de pays européens. J’évolue donc sur des projets très variés, qu’ils soient gagnés, perdus ou en cours, ce qui est plaisant. À Dubaï, nombreux sont les clients à vouloir échanger directement avec le parfumeur, cela ouvre des opportunités. Cette diversité me nourrit.

Premium Beauty News – Vous êtes également très populaire en Russie !

Nathalie Feisthauer – Oui, mon travail y est très apprécié depuis trois ans. J’y ai remporté deux FIFI Awards en novembre dernier, et je reçois régulièrement des masterclass d’étudiants parfumeurs russes désireux de se perfectionner en France. C’est un pays réjouissant, où l’on aime intensément le parfum. C’est aussi un marché très ouvert, où les petits acteurs sont plus visibles. C’est d’ailleurs aussi valable pour l’Iran ou les Émirats Arabes.

Premium Beauty News – Parlez-nous de Fluo_ral de Nomenclature qui a été primé lors des derniers FIFI Awards en Russie.

Nathalie Feisthauer – La marque Nomenclature a été créée par Karl Bradl et Carlos Quintero de la boutique Aedes de Venustas à New-York. L’idée était de détourner la calone de son côté iodé, marin, pour la révéler sous un jour plus sombre. C’est la photo d’une mer par nuit sombre où l’on voit scintiller des algues fluorescentes qui m’a inspirée, comme l’illustration du packaging de Fluo_Ral. Je l’ai donc habillée de rhubarbe, de cassis, de baies roses et de notes florales sur un fond boisé, où domine l’encens. Un exercice intéressant, au rendu novateur.

Premium Beauty News – Observez-vous des préférences olfactives selon les marchés ?

Nathalie Feisthauer – Pas spécifiquement. Si le bois de oud reste incontournable dans le Golfe, la région s’est ouverte à d’autres influences, plus classiques. L’offre y est donc très variée, ce grand écart favorisant une évolution des goûts. En Russie, l’offre est également très large. Le marché a aussi beaucoup évolué en France ces dix dernières années, notamment sous l’influence de la clientèle du Moyen-Orient.

Premium Beauty News – Quel regard portez-vous sur l’évolution du marché de la parfumerie de niche ?

Nathalie Feisthauer – À l’origine, la parfumerie de niche est née d’une quête de sens, d’originalité. Pour moi, la niche, c’est une parfumerie qui épouse la vision artistique d’un créateur, loin de la proposition plus homogène du sélectif. C’est d’ailleurs ce que j’aime, retranscrire une histoire, avec un parti-pris olfactif. Mais aujourd’hui, cette parfumerie a considérablement évolué. Les marques se sont multipliées, entraînant un effet que je qualifierais de “fausse niche” : c’est à dire des maisons pionnières qui dépendent aujourd’hui de grands groupes. À l’opposé, on voit naître des petites griffes alternatives pointues, mais qui ne peuvent rivaliser financièrement et peinent à s’imposer en termes de distribution. Sans oublier les grandes maisons du sélectif qui disposent presque toutes d’une collection exclusive prestigieuse s’appropriant les codes de la niche.

Un contexte où cette parfumerie qui se veut plus personnelle, née à l’ombre d’une démarche commerciale, revient aux mains des grands groupes, en termes de distribution. Une évolution assez ironique, dans un sens. La parfumerie de niche est difficile à décrire car elle est multiple, le côté positif étant qu’il y a pour l’instant de la place pour toutes les envies, tous les projets.

Sophie Normand